Chroniques - Chapitre VII

Publié le par Dimitri EVSTRATOV

Roland relisait ses notes en s'amusant de son jeu de mots. Il savait bien que son humour douteux n'était pas approprié à la situation et qu'il devait traiter d'un sujet sérieux, mais il n'avait pas pu s'en empêcher. Il ouvrit sa boîte opaque et piocha une petite fiole en plastique parmi les huit qui y étaient stockées. Après avoir dévissé le clearomiseur de sa cigarette électronique, il le remplit du liquide fushia gluant qui suintait du bec verseur du flacon. Appuyant sur le bouton de marche, il inspira un bon coup. Le reporter expira alors un nuage de vapeur voluptueux suivi de quelques cercles bien épais qui flottèrent gracieusement dans la pièce. Cela faisait déjà trois semaines qu'il préparait son article. Trois semaines de recherches, d'interviews et d'études. Vraiment du temps perdu : le sujet ne l'intéressait même pas. Qu'est ce qu'on en avait à faire de nos ondes électroniques qui désorientent les abeilles ? Tant qu'elles font du miel...

Il posa ses mains sur les touches de son ordinateur et s'apprêta mentalement à écrire. Tout d'un coup, la porte de son bureau s'ouvrit violemment et un petit homme râblé en costume bleu entra avec un grand sourire :

- Coucou, Roro ! Je te dérange ? Demanda-t-il.
- Salut, patron. Non, pas du tout : j'allais commencer à travailler, là. Répondit Roland.

- Ce sont tes notes ça ? Dit le petit homme en désignant la pile de papiers devant le reporter.

- Euh.. oui.

- Fais voir. Ordonna-t-il.

Roland lui tendit le tas de paperasse :

- Ok, je vois. Réécris les, histoire qu'un être humain normal puisse te déchiffrer.

- Mais pourquoi, patron ? J'arrive à me relire, et compte tenu du fait que c'est moi qui rédige l'article, je... Entama Roro.

- Tu vas les passer à William, c'est lui qui va l'écrire. Coupa le patron.

- Quoi ? Vous êtes sérieux ? J'ai passé trois foutues semaines dessus ! Et là, comme ça, fini ? Bisou-bisou ? S'indigna le journaliste.
- Tu te rappelles du jour où tu es venu me voir et tu m'as dit, la queue entre les pattes : « Patron, pourquoi c'est toujours moi qui me choppe les articles insignifiants, que de toute façon personne ne lira ? ». Eructa l'homme en costume, adoptant une voix geignarde et une posture théâtrale.

- Oui, imaginons que je m'en rappelle. Mais en même temps, regardez un peu les sujets que vous me refourguez : ''Les ondes de nos téléphones portables mettent-elles en danger notre environnement ?'' C'est nul, tout le monde s'en fiche ! Dit Roland.

- Et bien voilà, Monsieur est servi ! Il y a eu une sorte de crime à la cathédrale, et j'ai décidé que c'est toi qui allais le suivre. Alors, heureux ? Demanda le patron, un sourire au coin des lèvres. Tu pars tout de suite, un taxi t'attend devant l'immeuble.

- Et bien merci, patron. Ça fait plaisir ! Je finis juste deux, trois trucs, et je bouge. S'enthousiasma le journaliste.

- Ah non, non, il n'y a pas de « deux, trois trucs » qui tiennent, tu y vas maintenant ! Finie la petite vie de bureau tranquille avec des horaires bien sympas ! Bienvenue dans la cour des Grands, fiston ! Objecta Paul Freimann, directeur du ''British Citizen''.

Il se dirigeait vers la sortie quand il se retourna subitement et prononça : « Ah, et change de parfum pour ta clope, vire la framboise : j'ai l'impression que tu fumes le dentifrice de mon gosse ! ». Roland n'en revenait pas. Enfin, après trois ans de boulot, on lui avait confié un projet sérieux. Il attrapa un carnet avec un stylo, un paquet de Winstons et sa caméra, qu'il n'a jamais eu l'occasion d'utiliser. Il descendit les étages jusqu'au secrétariat, empoigna sa veste en cuir et lança un regard à Karen. Elle l'intercepta avec un grand sourire. Le reporter toussota et sortit, après avoir enfilé son manteau.

Il sauta dans le cab qui était garé pile devant l'entrée du bâtiment et le chauffeur démarra. Dans la voiture, Roro s'imaginait quel crime allait-il couvrir. Était-ce un meurtre atroce avec de l'hémoglobine à gogo et des guirlandes de viscères ? Un empoisonnement discret ? Une vengeance froide et cruelle ? Un pauvre bougre saigné à blanc ? Une... sa réflexion fut brisée par la voix nasillarde du chauffeur : « On est arrivé, Monsieur le journaliste ! ». Le reporter scruta les alentours pendant quelques secondes et remarqua qu'il était effectivement devant le lieu de culte. Il tendit un billet froissé de vingt livres au conducteur :

- Déjà payé, monsieur ! Rétorqua le chauffeur.
- Ah, d'accord. Bonne journée, monsieur. Rajouta Roland.

Le taxi démarra dès que le journaliste claqua la portière. Il se dirigea d'un pas hésitant vers l'entrée de la bâtisse. Un policier en casque vint l'accueillir les bras écartés, visiblement sur les nerfs :

- Non, non, non... Désolé monsieur, l'accès à la cathédrale est sévèrement restreint au public.

- Bonjour monsieur, je suis un reporter du British Citizen. J'ai été envoyé ici par la maison d'édition afin de suivre cette affaire et en tenir informé les habitants de Sheffield. Répliqua Roland en présentant son ID.

- Ah, c'est vous, je vois. Bon, et bien suivez moi, puisque vous êtes là. Je suis l'officer Joseph Harly. Je gère l'affaire avec mon équipe et l'inspecteur Pickleborrow. Mais bon, lui vous le rencontrerez vous-mêmes. Un personnage assez.. hum... enfin vous verrez.

Les deux hommes passèrent sous les bandes de sécurité et pénétrèrent dans l'enceinte de la cathédrale. L'officier Harly mit Roland au courant de la situation :

- Bon, alors voilà... hier soir, le prêtre local, le Père Francis, découvrit du sang dans le bénitier ainsi qu'un curieux bijou qui était tombé au fond du vase. C'est une chevalière que Pickleborrow à emporté avec lui, on vous la montrera.

- Du sang ? Questionna le reporter, sceptique.
- Oui, oui. Voyez donc.
Le journaliste se pencha au dessus du bénitier et se redressa brusquement en chancelant. C'est à ce moment qu'il se découvrit une peur qui lui était auparavant inconnue : l'hématophobie.

Il s'étira les muscles du cou en levant la tête et dit :

- D'accord. Je... je vais commencer à prendre des photos et des notes pour le premier article. Je...

- Attendez, c'est pas fini. Interrompit l'officier de police.

Ils continuèrent leur chemin vers les troncs, à côté desquels le Père Francis récupérait ses esprits. Roland se plaça entre les quatre troncs et prononça, avec une voix tremblotante :

- C'est... c'est quoi ça ? En pointant du doigt l'intérieur de la tirelire.

- Ah ben pas besoin d'être Vésale pour le comprendre, hein. Ce sont des dents, les mêmes que chez vous et moi... Des petites quenottes toutes blanches, quoi. Répliqua sarcastiquement Harly.
- Des dents ?

- Ouaip.

- Avec du sang ? Demanda le journaliste, en écarquillant les yeux.

- Ouaip.

- Je crois que... Je... non ! Balbutia le reporter avant de tituber et s'effondrer sur le pavé.

- Ouaip... Conclut le policier en retirant son casque et en se frottant le front, las.

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