MORBUS MORTEM - Partie II
Peu de temps plus tard, le docteur revint accompagné de l'un de ses collègues. Cette fois, ils tenaient leurs bâtons comme des sentinelles tiendraient des lances. Bien que Joras n'était qu'un jeune enfant d'une famille pauvre, il avait assez de bon sens pour comprendre que leur attitude ne prophétisait rien de bon. Son coeur se mit à battre de plus en plus vite et ses pieds reculaient à petits pas, pendant que les deux becs se rapprochaient de lui. La bougie tomba et la pièce ne fit plus qu'un avec la nuit, vivant seulement des râles désespérés des malades. Joras fut saisit aux deux épaules et lança son coude en arrière, heurtant une surface dure et irrégulière. Un cri de douleur étouffé succéda à un craquement semblable à un bris de vitre. Il n'eut pas le temps de se retourner car un violent coup de pommeau l'atteignit à la tempe. En chutant, quelque chose de chaud coula sur sa joue. Avant que ses yeux ne se fermèrent, il vit les étoiles se réverbérer par le trou dans le toit sur des morceaux de verre.
Le jeune homme se réveilla péniblement et tenta de bouger ses mains, ses poignets étant liés au plafond. La pièce dans laquelle il se trouvait était presque vide, imbibée d'odeurs d'épices et meublée seulement d'une table et d'une alcôve. Des fissures colmatées par des toiles d'araignées serpentaient le long des murs et une grande cheminée dévorait des bûches et des feuilles sèches. Le garçon était torse-nu et une sorte de pâte visqueuse lui cuisait légèrement la tempe. Un grand corbeau se présenta dans le cadre de la porte. Joras eut à peine le temps de cligner des yeux avant que les effluves de coriandre ne l'enfumèrent et que son regard ne se perdit dans les bésicles vitreuses du docteur. Ce-dernier tournait autour de lui, comme un vautour autour de sa proie, le piquant quelquefois d'une baguette en bois clair et hochant de la tête.
Après plusieurs tours, l'homme-oiseau se plaça devant son patient et laissa choir son masque, révélant un visage aux traits sévères et à la chevelure dissimulant ses oreilles et sa nuque :
-Joras, tu m'entends ? Entama-t-il.
-Vous êtes qui ? Demanda son interlocuteur.
-Juste un médecin. Ne panique pas, tu n'es pas en danger pour le moment. Mais je ne peux te détacher. On a vu que tu étais un peu...impulsif. Répondit le docteur en se frottant l'arcade sourcilière.
Il s'arrêta pour vérifier la tempe de Joras et poursuivit :
-Dis moi, mon jeune ami… Combien de temps as-tu passé aux côtés de ces malades ?
-J'sais pas… quelques décades.
-Et tu les as touchés ?
-Ben ouais, fallait bien. Le curé ne me paie pas si je ne les aide pas.
-Et le curé, d'ailleurs, il les a touchés aussi ?
-Ah non, lui il passe le moins de temps possible dans l'église.
-Je vois. Et dis moi, il y a bien un puits pas très loin de cette église ?
-Ouais.
-Et tu te sers de cette eau ?
-Ouais.
-Tu l'as bue ? Insista le médecin.
-Ouais
A cette réponse, l'homme aux longs cheveux bruns et à la fine moustache commença à faire les cent pas dans la salle, s'arrêtant parfois devant la cheminée en se grattant le menton, observant la danse des flammes avec une attention particulière. Quelques minutes passèrent et il se tourna en demandant d'un air inquisiteur : « Alors pourquoi n'as-tu pas attrapé la peste ? »