MORBUS MORTEM - Partie I

Publié le par Dimitri EVSTRATOV

Un hiver particulièrement rude tapissait lentement les rues pavées de Lavaudieu, dans le centre de la France. Mais en ce décembre de 1349, aucune hache n’ébréchait un quelconque rondin de chêne, et aucune boutique ne réchauffait les trottoirs de sa lueur, accompagnée des appels des marchands tentant de se débarrasser de quelques babioles et de produits s'apprêtant à périmer.
Depuis quelques temps, une véritable malédiction s'abattait sur le pays, portant le nom de Mort Noire. Une épidémie ravageuse et impitoyable rongeait inlassablement les entrailles de la société, atteignant des proportions astronomiques : la peste bubonique.

En un éclair, la majeure partie de la France était touchée, mais la contamination totale n'était qu'une question de mois. Dans chaque lieu habité, les maires et bourgmestres avaient dû puiser dans leurs cagnottes pour engager des physiciens spécialisés dans le traitement de la maladie, des docteurs qui étaient appelés des ''médecins de peste''. Il était très facile de les reconnaître : ces-derniers étaient quotidiennement habillés de longues panoplies noires composées de bottes en cuir, de capuches, de gants et de chapeaux à larges bords surplombant une longue cape. Mais l'élément les caractérisant le mieux était sans doute leur masque en forme de bec d'oiseau, surmonté par une paire de bésicles.
Ces spécialistes s'armaient également de bâtons, afin de s'aider à marcher, ausculter les patients en retirant leurs draps, leur ordonner de garder leurs distances et, si la situation les y obligeait, se défendre contre les pestiférés aliénés. La manifestation de ces ''docteurs oiseaux'' n'était jamais bien accueillie, car leur présence dans une ville signifiait que la mort n'était pas loin.

Ainsi, trois rapaces sans ailes noyés dans l'ombre s'avançaient dans les rues, s'appuyant sur leurs cannes au rythme du clocher. Ils se dirigeaient vers une écurie, transformée en hôpital de fortune après que tous les chevaux aient été abattus pour nourrir les habitants et abritant plusieurs dizaines de patients. Ils étaient allongés sur des lits de paille perdus dans les ténèbres humides. Une autre partie des pestiférés était logée dans l'église. Les religieux pensaient qu'un contact avec Dieu apaiserait leurs maux. Une fosse avait été creusée derrière la grange pour disposer des morts en les brûlant. C'est pour cela que Lavaudieu baignait dans des volutes de fumée nauséabondes.
Trois coups sourds résonnèrent contre la porte ornée d'une croix grossière. Le père Maxime vint ouvrir, une bougie à la main. Trois becs nacrés lui renvoyèrent les rayons lumineux et six cercles luisirent dans la pénombre. Le prêtre salua les visiteurs et reçut quelques hochements presque mécaniques en réponse. Deux des médecins partirent en direction de l'écurie après avoir récupéré la clé et le dernier fit un pas en avant. Il s'arrêta en serrant son bâton et scruta la salle d'un mouvement circulaire de la tête, pendant que les malades toussaient et geignaient. Le père Maxime revint à la l'entrée accompagné d'un jeune homme vêtu de haillons, qui tenait également une bougie : « Docteur, je vous présente Joras. Ce garçon aide ceux qui ont été marqués par le démon quand je dois assurer le service. Il leur parle, les rassure, et passe du temps avec eux pour leur remonter le moral, aussi peu soit-il… Dès qu'il s'absente, les malades le réclament. Il m'est très précieux, et j'espère qu'il vous assistera avec autant de zèle. Il pourra éclairer votre chemin et vous fournir moult autres services. Je vous le confie, et puisse le seigneur tout-puissant vous protéger tous les deux. ». Les bésicles du physicien étaient restées rivées sur le visage de Joras et il se contenta d'acquiescer du bec. Le jeune garçon guida le corbeau jusqu'au chevet des pestiférés qui râlaient et suffoquaient. Il se plaça derrière lui et tint la chandelle au dessus de son chapeau, esquissant une grimace gênée chaque fois qu'une goutte de cire tombait sur la cape du docteur. Ce-dernier maniait du bâton, rejetant les draps et soulevant les bras des malheureux. Quelquefois, il déposait une petite fiole à côté d'eux qu'il sortait de sa besace et passait ensuite à un autre lit. Joras humait les douces odeurs d'anis, de menthe et de coriandre émanant du médecin, qui venaient combattre la puanteur immonde s'élevant des plaies béantes.

Soudainement, le médecin se redressa et se tourna lentement vers son assistant. Joras éprouva un étrange sentiment d'angoisse quand l'appendice nasal s'arrêta devant son nez et bascula plusieurs fois de droite à gauche. Il entendit un souffle pesant. Une grande main couverte de cuir surgit de l'obscurité et l'attrapa à la mâchoire d'une telle force que le jeune homme pensa que ses dents allaient exploser. Il serra la bougie et tenta de se libérer. Un violent coup de bâton para son bras en le frappant au poignet. Des pressions sur les joues l'obligèrent à tourner la tête et présenter son cou sale. Un deuxième souffle rauque provint du masque et le garçon fut repoussé. Le docteur se dirigeait précipitamment vers la sortie lorsqu'il fut intercepté par une femme qui le suppliait de l'aider en le retenant par la cape. Sans marquer de pause et d'un geste brusque, l'homme-oiseau lui expédia un coup de pommeau en plein visage, la plongeant dans l'inconscience ou même dans la mort. Joras resta devant l'autel, le visage et le poignet endoloris, totalement désemparé devant le comportement du médecin de peste…

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