Le début de la fin

Publié le par Dimitri EVSTRATOV

Chaque seconde rapprochait un peu plus le Cadran des cimes rocheuses et acérées des Cols Hurlants. Le Commodre Webster, le visage livide et la bouche bée, suivait le vaisseau au ballon vert d'un regard des plus éperdus. Il voyait déjà sa vie défiler devant ses yeux. Il se rappelait de quand son père lui avait offert son premier revolver, de son enrolement dans l'académie de Halion, de son ami qu'il y avait rencontré, et qui avait par la suite été tué à la guerre, de son grand frère Ludwig qui l'a toujours aidé et encouragé, lui aussi tué après s'être fait capturer par les ennemis, de la perte de sa jambe et de son bras en essayant de le secourir, de sa femme Helen qui était surement en train de l'attendre avec impatience à la maison, s'occupant de ses enfants Roby et Marlon, de ses médailles, de son bonheur, de sa joie, de son équipage et du moment maudit où il avait accepté de diriger la mission pour la revendication du Cadran… Ses pensées furent interrompues par un des matelos de son état-major, complétement abattu : « Commodore, quels seront les ordres ? ». Reynold regarda devant lui et vit que tout l'équipage était là, les yeux baissés :

- Je...dissous toutes les unités présentes sur ce navire...cet ordre prend effet sur-le-champ...vous êtes libres...j'aurais préféré le faire dans des conditions plus festives, mais on fait avec les moyens du bord, comme on dit… (un sourire torturé tordit ses lèvres) Faites ce qui vous semble bon… Déclara-t-il en rassemblant tout ce qu'il lui restait d'espoir et de vivacité.

-Et pour votre état-major ?

-Fermez les yeux...et pensez à ce qui vous rend heureux…

Le Commodore Webster baissa la tête, lâchant une petite larme sur les débris de son monocle. Il sortit alors de son uniforme une flasque en métal et la porta a sa bouche en rejetant sa tête en arrière. Après quelques déglutitions, il retourna la petite gourde, goulot vers le bas, et suivit d'un regard langoureux les quelques gouttes de whiskey qui s'enfoncèrent dans le plancher. Il laissa tomber sa flasque à ses pieds et lia ses mains derrière son dos. D'un pas lent et boiteux, le vétéran marcha jusqu'au bout de la proue pendant qu'autour de lui on courrait, on pleurait, on s'agitait et on mourrait. Le monde semblait avoir disparu autour de lui, à tel point qu'une balle vint lui écorcher l'oreille gauche sans même qu'il ne s'en rende compte. Il dirigea ses yeux vers les Cols Hurlant : il ne restait plus qu'une quinzaine de secondes avant que tout ce qu'il n'avait jusque là connu et aimé ne disparaisse à tout jamais, sans espoir de retour et sans laisser de traces…

Le vaisseau de la Compagnie d'Akharin s'écrasa violemment contre les pics perforants. Une partie vola en éclats, projetant une nuée de bois, de métal et de toile, dans un bruit assourdissant. Reynold prit une bouffée d'air, pensant être au paradis (ou en enfer). Il entrouvrit les yeux…Et une fumée claire lui cacha la vue. Etait-il enfin arrivé au Domaine des Immortels ? Où tout lui serait enfin pardonné et où il pourrait retrouver son frère en vivant dans la paix et l'harmonie ?
Un grand coup de vent balaya l'écran de fumée qui avait submergé son navire et il vit l'épave empalée du dirigeable au ballon vert, crachant de ses entrailles des milliers de particules volatiles. Webster était encore en vie ? Mais comment était-ce possible ? Au vu de l'état de la coque du vaisseau, le Cadran n'avait aucune chance de s'en être sorti intact ! Pourtant tout était encore là : les morts, les dirigeables, les obus… Rien ne c'était passé ! Ce n'était pas normal.

Le militaire reprit ses esprits et réalisa que tout n'était peut-être pas encore perdu. Soudainement, il ordonna d'une voix portante :
« Arrêtez tout ! Ce combat n'est pas terminé ! Unités de la marine aérienne du Webster Judgment, au travail ! Quartier-maître, on descend ! Tirez un signal lumineux pour que les autres poursuivent la bataille ! Perdez de l'altitude, direction les Cols Hurlants. Unité 2, vous reprenez du boulot ! Attrapez les élargisseuses ! ». Le Webster Judgment refroidit le dihyrogène dans le ballon et flotta vers les montagnes, slalomant entre les obus et les balles.
Lorsque l'altitude le permit, on donna l'ordre de détacher les échelles. Tant qu'elles n'étaient pas utilisées, ces assemblages de cordes épaisses et de rigides barreaux de bois étaient enroulés sur eux-mêmes et ficellés à la muraille des navires, de manière à ce qu'on puisse aisément les atteindre en cas de besoin.

Ainsi, six langues de serpent léchèrent le long de la coque du dirigeable d'Halion. Après quelques instants de préparations, l'Unité 2 foulait déjà les falaises rocailleuses des Cols Hurlants. Ces reliefs portaient ce nom peu rassurant en raison du bruit produit par le vent se frayant un chemin à travers les cimes et s'engouffrant dans les crevasses de la chaîne de montagnes.
Le Commodore webster descendit en dernier. En effet, son handicap ne lui permettait pas d'utiliser les échelles conventionnelles. A la place, il s'était fait installer une simple corde rugueuse sur laquelle il se laissait glisser. Pour remonter, il enroulait ses jambes autour et se tractait avec ses bras, tel un orang-outan.
Une centaine de mètres à peine séparait l'équipage du vaisseau échoué, dont s'échappaient des effluves de gaz...

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